Marc-Aurèle :
L'air froid lui brûlait la gorge ; ses pieds dégoulinaient de sueur et de sang. Et plus son corps était douloureux, plus son esprit se vidait. Alors il continuait à courir.
Il sentait à présent les graviers envahir ses semelles et les flaques de boue inonder ses orteils. Il ne s'en soucia pas. Pas plus qu'il se souciait d'où ce virage allait l'emmener, ou quel village il venait de traverser. Il pensait de moins en moins, pour aller plus loin.
Sa faim, sa fatigue et le brouillard avaient achevé ses dernières pensées. Il ne courait plus, il trottinait. Pas heureux, mais soulagé. Car il était assez loin, maintenant. Et surtout, il était seul. Et enfin, il était libre.
Jusqu'à ce qu'il heurta je-ne-sais-quoi, et se retrouva face contre terre. Un instant passa, avant qu'il ne se rende compte que le sang envahissait son nez, et que ses crampes lui interdisaient tout mouvement. Il paniqua, car ce qu'il redoutait arriva :
Pourquoi ? Injuste. Bordel. Si seulement. Et après ? Je ne veux pas. Merde. Pas moi. Raté. Fait chier. Plus maintenant. Encore. Dépêche-toi. Jamais. S'il te plaît. Laissez-moi tranquille !
Il se souleva à l'aide de ses bras. Le sang jaillit de son nez. Il ne voulait pas se souvenir. Il posa un pied au sol. Surtout pas de leurs visages satisfaits. Il s'embourba. De ses tapes dans le dos et de son « Ça c'est mon fiston ! » rébarbatif. Il s'appuya sur ses genoux. De l'envie dans les regards de ses camarades. Ses semelles furent avalées par la boue. De ces sourires creux dans ces salles à manger trop dorées. Il avança un pied. De ses longs cheveux d'or. Il se redressa. Tous les je t'aime qu'elle lui murmurait et que, machinalement, il rendait. Il avança l'autre pied. La bague. Il se remit à marcher. Qu'il venait de jeter dans la Seine. Il reprit sa course.
Tel Jason au pied nu. Mais sa toison n'était pas d'or. Il était las des richesses, et même des plus belles princesses. C'était le premier chapitre de sa grande épopée.
Le Monde :
Le Monde – 26 juillet 2002.
Rubrique Faits Divers.
L'étrange disparition d'un jeune héritier.
Fugue ou enlèvement ? Toujours sans nouvelles deux semaines après la disparition du jeune homme de 22 ans.
L'enquête stagne sur la mystérieuse disparition de Marc-Aurèle Kabeya de Bussy. Le fils unique du directeur des programmes de France Télévisions Gustave de Bussy, et de la députée Saône et Loire Nassira Kabeya, a été vu pour la dernière fois le 12 juillet au soir. Selon ses proches, il venait tout juste de demander la main de sa compagne, Natacha Lambroise, fille des premiers producteurs de Cognac de France. L'hypothèse de la fugue – ou, même, du suicide – serait donc invraisemblable pour les enquêteurs qui se penchent sur la piste du kidnapping. Cependant, le majordome, dernière personne à l'avoir vu, confirme qu'il était bien rentré ce soir là. Hors, il n'y a ni trace de lutte ni de violence à son domicile, et aucune rançon n'a encore été réclamée à la famille. Les parents éplorés ont donc lancé un appel à témoignages et promettent d'offrir une récompense à quiconque donnera un renseignement susceptible de faire avancer l'enquête.
Ara :
S'il y avait bien une chose qu'elle détestait, c'était prendre le métro. Heureusement ça n'arrivait pas souvent, mais il y avait des fois où leur chauffeur était trop occupé, et comme ses parents lui interdisaient toujours de prendre la voiture après son dernier accident...alors que ce n'était même pas de sa faute !
Néanmoins, pour une fois, elle n'avait pas le choix. Cette puanteur était insupportable. Et certains gens lui faisaient vraiment peur. Surtout ces derniers temps, avec tous ces maniaques...Dieu merci, il y avait des patrouilles.
A contrecœur, elle s'engouffra dans la rame bondée, tentant d'ignorer les jeunes noirs encapuchonnés, les vieillards édentés et les femmes rasées en survêtement. Elle pianotait sur son portable distraitement. Elle relut ses messages. Son cœur se serra en revoyant le « On se voit ce soir ? J'ai un cadeau pour toi. », qui datait maintenant de plus d'un mois. Elle réprima une larme en parcourant ses photos. Où pouvait-il bien être ? Ils ne l'avaient toujours pas retrouvé. Même pas une piste, alors qu'ils avaient investi tant d'argent, et même fondé une association. C'était une honte...Elle ne savait même pas s'il était en vie. Et s'il l'était, il devait être en grand danger pour ne pas revenir. Car après tout, il reviendrait pour elle, non ? Tout allait si bien, ils allaient même se marier. Mais à propos, où pouvait bien être cette bague ?...
Les portes s'ouvrirent enfin, et elle se débattit pour s'extirper de la marée humaine. Ce n'était pas encore fini, elle devait encore s'échapper du dédale des tunnels bondés. En évitant soigneusement les déchets divers et les journaux qui lui volaient à la figure, elle commença à entendre une chanson. Ça ne semblait pas provenir d'une radio. Après un autre virage, elle vit ce qu'elle redoutait ; encore un clochard. Tant pis, elle n'avait pas le choix, elle l'éviterait du mieux qu'elle pouvait. Le pire, c'est qu'il n'avait pas l'air vieux, avec ses fanfreluches colorées. Et c'était une chanson qu'elle connaissait. Qu'elle aimait beaucoup, même. Et il la chantait très bien. Lorsqu'elle voulut l'éviter, elle se trouva en fait incapable de détacher son regard de lui.
En effet il était jeune : son âge, sûrement. La peau brune, assombrie par sa saleté. Des dizaines de mèches de toutes les couleurs lui tombaient sur le visage, d'autres étaient dressées en l'air. Et lorsqu'elle arriva devant lui, elle croisa son regard. Ces pupilles noires comme des scarabées. Elle les connaissait trop bien. Tout était là, ces yeux, ce nez, ce visage. Et pendant une fraction de seconde, il était revenu. Ce qui vint tout gâcher, fut un sourire. Un sourire qu'elle n'avait jamais vu. Un sourire éclatant, qui vint déformer le visage qu'elle aimait. Et il continua sa chanson, l'air heureux.
Non, ça ne pouvait pas être lui. Elle avait dû rêver.
Les semaines suivantes, les affiches et les avis de recherches pour Marc-Aurèle Kabeya de Bussy se firent plus rares, jusqu'à être complètement oubliées, et l'association fut fermée. Les mois suivants, un jeune sans-abri, communément surnommé Ara, continua de chanter gaiement dans le métro Parisien.
Note : J'ai écrit la première partie de ce texte pour un exercice d'écriture de scénario à l'école, il fallait s'inspirer de peintures de Magritte. Ensuite nous avons transformé nos textes en scripts puis en story boards. Comme j'ai terminé en avance, j'ai écrit les deux autres parties pour rejoindre l'histoire d'un personnage que j'avais en tête il y a longtemps, mais que je n'avais jamais concrétisé, pour en faire un petit conte moderne. J'espère que ça vous a plu.